niv. 206 / mars 2003

            Combat Breton a publié en février 2003 un article intitulé "Qu'est-ce qu'une minorité nationale ?", de Jean Yangoulamé, repris du Monde Diplomatique. Les notions de peuple et de nation sont fondamentales pour le nationalisme breton. Elles inspirent et justifient la revendication bretonne. Après les définitions données par un juriste français, chroniqueur à Radio-France et au Monde Diplomatique, voici le point de vue d'un nationaliste breton. 

Le peuple 

            Existe-t-il un peuple breton ? Du point de vue du droit international, la réponse est importante. Compte tenu du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", le terme "peuple" devient une sorte de passeport vers l'indépendance. Pour une communauté humaine, qu’elle soit ethnique, culturelle, linguistique ou géographique, une telle dénomination devient synonyme de droit à la sécession.

            Cette définition juridique permet de comprendre pourquoi la France refuse de reconnaître le peuple corse ou le peuple breton. En effet, si elle reconnaît un peuple breton, les juridictions internationales peuvent de leur côté reconnaître à ce peuple un droit à la sécession.

            Toutefois, le droit est une chose, la réalité une autre. Définir un peuple par ses droits comme le fait Jean Yangoulamé équivaut à définir une femme par ses droits et non par les réalités qui fondent sa différence. S'il existe un peuple breton, ce n'est pas parce qu'il existe des indépendantistes. C'est parce qu'il existe des réalités historiques, culturelles, linguistiques, géographiques qui forgent une communauté humaine que l'on appelle un peuple. Et s'il existe des indépendantistes qui réclament le droit à la sécession, c'est parce que les penseurs de la démocratie ont montré que les lois et les institutions doivent s'adapter aux spécificités des peuples. L'existence historique précède la revendication juridique, et non l'inverse.

            La France constitue une exception, une monstruosité que nous ne devons pas prendre en exemple. Dans la tradition française, la revendication juridique récuse et cache l'existence historique préalable, faute de pouvoir la supprimer. Nous sommes étiquetés "Français", non pas parce que nous y reconnaissons notre identité, ou parce que notre entourage nous reconnaît comme tel, mais parce que l'Etat impose à ses administrés une telle identité. C'est une inversion et une perversion. Définir un peuple par un statut juridique procède de cette inversion.

 Les minorités

             "Les populations qui aspirent à un statut de liberté ne mettant pas en cause l'intégrité territoriale de l'Etat constituent des minorités nationales". Faux.

            Parler de minorité, c'est définir une communauté humaine, non pas par ses caractères propres, mais par ses relations inégalitaires avec une autre. C'est comme définir une femme comme "l'épouse de M. Durand". Je ne suis pas d'accord. Pas du tout.

            Définir une minorité nationale comme un sous-ensemble qui ne revendique pas l'indépendance (et qu'il faut protéger) ne correspond à aucune réalité. Une nation ne crée pas des sous-nations. La France n'est ni la mère ni la protectrice de la Bretagne ; elle l'a annexé. C'est le cas de la plupart des minorités nationales. La Bretagne, même si on la nomme "minorité nationale", n'a aucune vocation particulière à être une région française. L'homme noir n'a pas vocation particulière à être esclave du blanc, et la souris ne se définit pas comme la proie du chat.

            Une nation n'est en elle-même ni majoritaire, ni minoritaire : elle existe, ou elle n'existe pas. Elle est minoritaire ou majoritaire dans le cadre d'un Etat, selon les aléas de l'histoire. Mais ceci ne préjuge en rien d'une obligation de soumission.  

Peuple et nation

             "C'est par le statut auquel ils aspirent que les peuples se distinguent des minorités nationales". Faux. Peuple et nation se rapportent à des communautés humaines, non pas à des statuts juridiques. Ils ne s'opposent pas. Il y a un rapport étroit entre peuple et nation. Le peuple est l'expression vivante, actuelle de la nation. Mais la nation est plus large que le peuple. Le peuple est un phénomène social; la nation est un phénomène historique.

            Les mots de peuple et de nation ont une signification bien plus puissantes que des statuts juridiques. La légitimité populaire ou nationale est plus fondamentale que la légalité ou que l'illégalité; elle les justifie.

            Les Grecs avaient plusieurs mots pour désigner le peuple. "Demos" signifiait l'ensemble des citoyens, au sens qu'à actuellement le terme "people" en anglais. "Ethnos" signifiait la communauté culturelle et historique, au sens qu'à actuellement le mot "folk" en anglais. "Genos" signifiait une communauté de même filiation, de même sang.

            Ces conceptions du peuple ont généré différentes conceptions de l'organisation politique. De l'idée de demos nous vient la démocratie fondée sur le principe majoritaire. L'idée d'ethnos inspire le nationalisme ainsi que la démocratie pluraliste et multiculturelle. De l'idée de genos nous vient le féodalisme, ainsi que le fascisme et le nazisme.

            En ce qui concerne la nation, les militants d'Emgann auraient intérêt, de part leurs ancrages idéologiques, à se pencher sur des penseurs qui ont travaillé hors des influences françaises. Je ne saurais trop leur conseiller le livre "Les marxistes et la question nationale" (Ed L'Harmattan, 1997).

 Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'idée de souveraineté a fortement évolué en quelques siècles

             En 1648, le traité de Westphalie consacre la souveraineté des Etats. L' idée d'empire et de hiérarchie entre les états disparaît.

            En 1789, l'article 3 de la Déclaration des Droits de l'Homme proclame : "Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation". C'est le grand principe de la démocratie inspirée des penseurs du XVIIème siècle. Mais les Français, associant cet article 3 et le traité de Westphalie, ne tarderont pas à confondre Etat et nation. Ce phénomène historique, que l'on appelle l'Etat-nation, a connu son apogée au XXème siècle. 

            En 1918, le président américain T. H. Wilson fait connaître ses principes pour une paix juste et durable, et en particulier "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". De son côté le marxisme, en définissant le peuple comme la masse des travailleurs, popularise le terme de "peuple". 

            La fin du XXème siècle voit se développer parallèlement le nationalisme et l'écologisme. C'est, dans un cas comme dans l'autre, l'idée que le peuple, même s'il est souverain, doit respecter dans ses décisions l'héritage du passé et l'intérêt des générations futures. On revient à la nation. En France, l'extrême droite émerge et la gauche nationaliste se cherche, dans les qualificatifs de "républicaine" ou de "citoyenne", une sémantique propre.

            En 1992, le traité de Maastricht fait référence au principe de subsidiarité, qui prévoit que la décision souveraine doit être prise à l'échelon de pouvoir le plus proche de l'individu. Selon le niveau auquel se pose la question et selon les compétences disponibles pour la résoudre, les échelons supérieurs (région, état, Europe, organisations internationales) interviennent comme instances "subsidiaires".  

            Ce bref survol historique démontre qu'il faut relativiser le "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Le nationalisme breton du XXIème siècle devra être différent des revendications du XXème siècle s'il veut être autre chose qu'une nostalgie ou une émotion. Il devra prendre en compte le principe de subsidiarité, la mondialisation des échanges, le tourbillon et le mélange culturel. Il nous reste à l'inventer.  

La tête de mort

            Combat Breton et donc Emgann, qui représentent la Bretagne rebelle, semblent adopter sans barguigner des définitions du peuple et de la nation parus dans un article du Monde Diplomatique, peu sympathique au nationalisme breton. Cela pose un problème de fond. Vous avez dit "indépendance" ?

            Que la jeunesse de Bretagne s'affirme dans la révolte, c'est très bien. La révolte forge le caractère. Mais quand le caractère est forgé, il faut passer à autre chose : construire une colonne vertébrale, une alternative à ce qui nous a révolté. Sinon il faut se soumettre. C'est alors que commence la réflexion politique, existentielle pour une personne ou une communauté. Rester dans la révolte, c'est fuir ses responsabilités. Un vieux révolté, qui a passé sa vie à réagir (contre la guerre, le chômage, l'injustice …), qui n'a jamais assumé une acte constructif ou fait un pari sur l'avenir, est à mes yeux un personnage ridicule et pathétique.

            L'exclusivité accordée à la révolte et à l'émotion, à la "colère bretonne" chantée par Gilles Servat, a conduit à une dévalorisation de la réflexion politique. Le théoricien s'efface devant l'imprécateur. Depuis quarante ans, l'Emsav a dépensé son énergie, non pas à agir, mais à réagir. Il s'est révolté contre les marées noires, le chômage, le sort fait aux Basques ou aux Palestiniens, et j'en passe… Il a assisté en spectateur goguenard aux révolutions culturelles, économiques et technologiques qui ont transformé la Bretagne. Ces mutations se sont faites sans lui.

            "Comme ce serait flou, inconsistant et inquiétant ; Une tête de vivant ; S'il n'y avait pas une tête de mort dedans" disait Jacques Prévert. Les militants bretons veulent donner un visage humain à leur combat. Mais il n'y a toujours pas derrière ce visage le crâne dur, la tête de mort, la structure théorique qui permettra de donner une forme clairement identifiable à cette revendication.

            L'indépendance commence par l'indépendance d'esprit. Malheureusement, les conditions nécessaires au développement d'une pensée nationaliste d'envergure sont défavorables. On court au plus simple, c'est à dire à la réaction épidermique, à la dénonciation, à l'injure, à l'action spontanée. Nous avons des polémistes brillants, de Morvan Lebesque aux journalistes de la presse bretonne. Mais arrêtons de ressasser les bons mots, les piques et les insultes. Ni la critique ni même l'insolence ne sont des signes indiscutables de liberté de pensée.  

            Faute de bases théoriques, le militant breton est condamné à la haine et au désir mimétique envers la France. Si nous voulons échapper à cet effet de miroir qui consacre notre impuissance, n'oublions pas que le monde est grand. L'Irlande, l'Allemagne, la Russie, les pays arabes, l'Inde, nous offrent des contributions bien plus riches que le journalisme français.

            Arrêtons de tourner autour du miroir aux alouettes que sont les "droits des peuples", que les bonnes âmes agitent devant nous en nous commandant d'y croire. Le "droit des peuples" est exclusivement à l'usage des vaincus. Celui qui perd l'invoque pour montrer sa bonne volonté et ne pas perdre la face; le vainqueur fait semblant de le croire pour tourner la page. 

            Notre liberté commence en allant voir ailleurs quel est le squelette de réflexion et de doctrine sur lequel se fixent la chair et les nerfs de l'action politique gagnante. 

            Dans le mouvement politique breton, les uns privilégient une stratégie de rupture, les autres de conquête progressive, les autres de saisie d'opportunités. Les uns ont d'abord des préoccupations sociales, d'autres des préoccupations économiques, d'autres encore environnementales ou culturelles.

            Il n'empêche que, pour être crédible, ce mouvement politique pluriel devra être visible, c'est-à-dire perçu par l'extérieur (et éventuellement par l'électeur) comme porteur de valeurs et de concepts différents, identifiables, qu'il ne trouvera nulle part ailleurs. Un jour sans doute il nous faudra construire, autour d'une conception positive du peuple et de la nation bretonne, une pensée politique spécifique.

 

Jean-Pierre LE MAT